Eclats de femmes

Mars 2015 La Guérinère

LE VOYAGE IMMOBILE

Lorsque Pascal Arbeille m’a proposé de participer à ces journées « d’éclats » consacrées au voyage, j’ai répondu très vite, spontanément, que je pourrais faire quelque chose sur le voyage immobile. Vous relevez immédiatement le paradoxe, l’antithèse même, entre ces deux mots accolés : Comment un voyage pourrait-il être immobile ? Puisqu’il est un déplacement vers un ailleurs connu ou méconnu, puisqu’il est une aspiration à découvrir des êtres, des paysages, puisqu’il est un projet, une projection de soi aussi dans le temps et l’espace et que dans certains cas, il s’impose comme un vaste désir et peut mener à un accomplissement de soi. Alors pourquoi cette réponse ?

Si ces deux mots me sont venus si naturellement, s’ils sont sortis de ma bouche et ont tinté agréablement à mon oreille, c’est que je les reconnaissais dans mon horizon d’attente ; ils m’étaient familiers. Et, en les énonçant tout à coup, je me suis sentie solidement épaulée par des poètes, des écrivains, qui s’étaient, au fil du temps, retrouvés autour de cette notion. Un voyage immobile ne peut exister que s’il est entrepris par un voyageur immobile. Mais, de quel bois seraient faits, ces non-voyageurs spatiaux pour certains, ces riches explorateurs visuels et temporels pour d’autres ?

Le premier de ces adeptes de l’inertie qui me vint à l’esprit avait écrit un jour

« Un homme doté de la véritable sagesse peut savourer le spectacle du monde entier en restant assis sur sa chaise, sans même savoir lire, sans parler à quiconque, rien que par l'usage de ses sens et grâce à une âme ignorant ce que c'est que d'être triste. »

L’auteur de cette phrase et qui pouvait reprendre à son compte le vers de Rimbaud : « Je est un autre », et multiplier cette formule par cinq se nomme Fernando Pessoa, écrivain, poète portugais né et mort à Lisbonne (1888 /1935). Fernando Pessoa, alias Bernardo Soares, alias Alberto Caeiro, alias Ricardo Reis, alias Alvaro de Campos, est mort à l’âge de 47 ans. Sa vie fut-elle trop courte ? Alors qu’il a pu finalement incarner cinq êtres distincts, cinq écrivains talentueux pour lesquels il avait créé une biographie, une vie, un style, une astrologie même et qui écrivaient en alternance. En se fabriquant quatre hétéronymes, cet immense poète a vécu brièvement et dans l’immobilité qu’il s’était souhaitée, cinq vies en construisant ainsi une œuvre immense et protéiforme.

Afin d’entrer dans l’œuvre de Pessoa sur laquelle je vais appuyer le cheminement que je vous propose et pour entrer dans la sensation du voyage immobile, je voudrais que Pascal nous lise le tout début d’Ode Maritime (l’auteur prétendu était l’hétéronyme Alvaro de Campos)

Pascal : début d’Ode maritime :

Seul, sur le quai désert, en ce matin d’été,

Je regarde du côté de la barre, je regarde vers l’Indéfini,

Je regarde et j’ai plaisir à voir,

Petit, noir et clair, un paquebot qui entre.

Il apparaît très loin, net, classique à sa manière.

Il laisse derrière lui dans l’air distant la lisière vaine de sa fumée.

Il apparaît entrant, et le matin entre avec lui, et sur le fleuve,

Ici et là, s’éveille la vie maritime,

Des voiles se tendent, des remorqueurs avancent,

De petites embarcations surgissent de derrière les navires qui sont dans le port.

Il y a une vague brise.

Mais mon âme est avec ce que je vois le moins,

Avec le paquebot qui entre,

Parce qu’il est avec la Distance, avec le Matin,

Avec le sens maritime de cette Heure,

Avec la douceur douloureuse qui monte en moi comme une nausée,

Comme le début d’une envie de vomir, mais dans l’esprit.

Je regarde de loin le paquebot, avec une grande indépendance d’âme,

Et au fond de moi un volant commence à tourner, lentement.

Les paquebots qui le matin passent la barre

Charrient devant mes yeux

Le mystère joyeux et triste des arrivées et des départs.

Charrient des souvenirs de quais lointains et d’autres moments

D’une autre façon de la même humanité en d’autres ports.

Tout abordage, tout largage de navire,

Est– je le sens en moi comme mon sang –

Inconsciemment symbolique, terriblement

Menaçant de significations métaphysiques

Qui perturbent en moi celui que j’ai été…

Ah, tout le quai est une mélancolie de pierre !

Et quand le navire quitte le quai

Et qu’on voit soudain que s’est ouvert un espace

Enter le quai et le navire,

Il me vient, je ne sais pas pourquoi, une anxiété récente,

Une brume de sentiments de tristesse

Qui brille au soleil de mes pelouses d’anxiété

Comme la première fenêtre où frappe le petit jour,

Et m’enveloppe comme le souvenir d’une autre personne

Qui mystérieusement serait moi.

Ah, qui sait, qui sait,

Si je ne suis pas parti autrefois, avant moi-même,

D’un quai ; si je n’ai pas quitté, navire au soleil

Oblique de l’aurore,

Une autre espèce de port ?

Qui sait si je n’ai pas quitté, avant l’heure

Du monde extérieur tel que je le vois

Rayonner pour moi,

Un grand quai rempli de peu de gens,

D’une grande ville à demi réveillée,

D’une énorme ville commerciale, développée, apoplectique,

Si tant est que cela puisse exister hors de l’Espace et du Temps ?

Oui, d’un quai, d’un quai en quelque sorte matériel,

Réel, visible en tant que quai, quai réellement,

Le Quai Absolu sur le modèle duquel inconsciemment imité,

Insensiblement évoqué,

Nous les hommes nous construisons

Nos quais dans nos ports,

Nos quais de pierre actuelle sur de l’eau véritable,

Qui une fois construits s’annoncent soudain

Choses-Réelles, Choses-Esprits, Entités d’Ames-Pierre,

A certains instants en nous de sentiment-racine

Où dans le monde-extérieur s’ouvre comme une porte

Et, sans que rien ne change,

Tout se révèle multiple. (…)

Fernando Pessoa Ode maritime Editions de la Différence

On pressent à l’écoute de cette première lecture comment le départ, l’idée du voyage immobile s’installe, dans la solitude d’abord, puis porté par le regard et le rêve nourrit essentiellement par l’imaginaire. Le déplacement physique n’est pas nécessaire, il peut être mental. Le poète installe et projette mentalement sa traversée et le point du plus proche au plus éloigné qu’il souhaite atteindre est alors imaginé. Le voyage immobile serait-il aussi celui de l’enracinement, ou la posture des femmes de marin restées sur le rivage ? Une posture d’attente qui consiste à laisser venir les émotions, à scruter le paysage qui lui n’est jamais immobile, à laisser les sens prendre le pas sur le mouvement.

L’aversion de Pessoa pour les voyages, n’est pas surprenante il l’exprima à multiples reprises notamment à travers son hétéronyme Bernardo Soares, voici ce qu’il disait dans le livre de l’Intranquillité: 

« L’idée de voyager me donne la nausée. / J’ai déjà vu tout ce que je n’avais jamais vu. / J’ai déjà vu tout ce que je n’ai pas vu encore » ;

Pour ces voyageurs-là, l’immobilité est une force créatrice

Et pour justifier l’absence de déplacement qui fonde habituellement tout voyage F.P précise :

« Comme tous les êtres doués d’une grande mobilité mentale, j’éprouve un amour organique et fatal pour la fixité. Je déteste les nouvelles habitudes et les endroits inconnus »

Le voyageur immobile est seul, l’inertie de son exploration n’est pas compatible avec l’échange que suppose la présence de l’autre et au chevet de sa solitude : le quotidien, la monotonie de la vie qui deviennent une source de créations infinies.

« Monotoniser la vie, pour qu'elle ne soit jamais monotone. Rendre anodin le quotidien, pour que la plus petite chose nous devienne une distraction. Au beau milieu de mon travail journalier - toujours semblable à lui-même, terne et inutile - je vois surgir brusquement l'évasion: vestiges rêvés d'îles lointaines, fêtes dans des parcs des anciens temps, d'autres paysages, d'autres sentiments, un autre moi. Mais je reconnais, entre deux écritures portées sur mon registre, que si j'avais tout cela, rien de tout cela ne m'appartiendrait. Mieux vaut, en définitive, le patron Vasques que les Rois de Songe: mieux vaut, tout compte fait, le bureau de la Rua dos Douradores que des allées se déroulant au fond de parcs impossibles. Disposant du patron Vasques, je peux savourer le songe des Rois de Songe; disposant du bureau de la Rua dos Douradores, je peux savourer la vision intérieure de paysages qui n'existent pas. Mais si j'avais les Rois de Songe, que me resterait-il comme songe? Si je possédais mes paysages impossibles, que me resterait-il d'impossible? 

La monotonie, la morne identité des jours succédant aux jours, la différence absolument nulle entre hier et aujourd'hui - que tout cela me reste acquis pour toujours, avec l'âme suffisamment éveillée pour prendre plaisir à cette mouche qui me distrait, en passant par hasard devant mes yeux, à ces éclats de rire qui montent, capricieux, de la rue à peine visible, à l'immense libération que j'éprouve à l'heure de la fermeture, au repos infini que me procure un jour de congé. 

Je peux m'imaginer être tout, parce que je ne suis rien. Si j'étais quoi que ce soit, je ne pourrais plus rien imaginer. L'aide-comptable peut bien se rêver empereur romain; le roi d'Angleterre ne le peut pas, parce que le roi d'Angleterre se voit priver, dans ses rêves, d'être un autre roi que celui qu'il est. Sa propre réalité ne le laisse plus ni sentir ni exister. »

Avec cette pensée, on revient à l’idée que l’écrivain, le comédien, pour incarner le personnage se vide de sa propre vie pour n’être plus qu’une caisse de résonnance et devenir un passeur de vie, de sentiments.

Ainsi l’artiste peut transformer ce à quoi nous voulons échapper, ce qui ne nous plaît pas en un matériau riche et malléable devenu nécessaire à l’élaboration de la création. La métamorphose opérée par l’artiste sur toutes sortes de matières, de sujets inintéressants à nos yeux, signe la pure création et s’applique dans tous les domaines artistiques. Les artistes convoquent les cinq sens et savent si bien croiser les différences artistiques.

« Je fais en sorte que le paysage ait pour moi les mêmes effets que la musique, et évoque des images visuelles – curieux triomphe del’extase, d’une difficulté extrême, tenant au fait que le facteur d’évocation appartient au même ordre de sensations que ce qu’il doit évoquer. Mon plus grand triomphe dans ce genre date du jour, d’une lumière et d’une atmosphère ambiguës, où je regardais la place du Cais do Sodré et où je l’ai vu nettement comme une pagode chinoise, garnie de clochettes bizarres à l’extrémité des toits, tels des chapeaux absurdes – étrange pagode chinoise peinte dans l’espace, sur l’espace-satin, je ne sais comment, au-dessous de cet espace qui subsiste dans l’abominable troisième dimension » 

Le voyage immobile appartient non seulement au poète, à l’écrivain, au plasticien qui recycle des matériaux peu nobles, à celui du peintre posé dans un paysage qu’il réinvente ; il est aussi sous les doigts des musiciens qui donnent à entendre un paysage mental, dans les voix des conteurs, des acteurs qui nous transportent dans d’autres mondes, à d’autres époques ou simplement qui nous révèlent le monde dans lequel nous vivons.

Le voyageur immobile est celui qui sans bouger peut s’en aller et nous emporter avec lui. A quoi bon les autres voyages selon Pessoa :

« Voyager ? Pour voyager il suffit d’exister. Je vais d’un jour à l’autre comme d’une gare à l’autre, dans le train de mon corps ou de ma destinée, penché sur les rues et les places, sur les visages et les gestes, toujours semblables, toujours différents, comme, du reste, le sont les paysages.

A la rigueur, il recommanderait, à l’instar de son semi-hétéronyme, Bernardo Soares, la lecture des prospectus de voyage, capable de stimuler efficacement la puissance imaginative :

« Le seul voyageur doté d’une âme véritable que j’ai connu était un jeune employé de bureau, qui travaillait dans une maison où je me suis trouvé moi-même, voici longtemps. Ce gamin collectionnait les prospectus touristiques des villes, de pays et de compagnies de transports ; il possédait (…) des illustrations représentant paysages, costumes exotiques, bateaux et navires. Il se rendait dans les agences de voyage (…) et demandait des prospectus pour aller en Italie, des prospectus pour voyager en Inde, des prospectus indiquant les liaisons maritimes entre le Portugal et l’Australie.

Il n’était pas seulement le plus grand voyageur que j’aie connu, étant le plus authentique ; c’était aussi un des êtres les plus heureux qu’il m’ait été donné de rencontrer »

"Puisque la vie est "essentiellement un état mental", un ressenti, acceptons le et tirons en les conséquences. L'action ne mène à rien, ni le voyage, puisque tout se passe à l'intérieur de soi. L'univers est à la portée du rêveur qui n'est jamais sorti de son village. Les voyageurs immobiles sont l'univers, rien ne sert de partir à la rencontre de quelqu’un, il faut plonger en soi, et imaginer."

Fernando Pessoa n’est pas le seul à illustrer la posture du voyage immobile source vive de la création littéraire ; Jean Giono est l’auteur d’un texte intitulé justement le voyageur immobile. Il y décrit, dans son enfance une vieille épicerie et les souvenirs qui lui sont attachés: « C'est dans cette épicerie que je venais m'embarquer pour les premiers voyages vers ces pays de derrière l'air. Tous les jeudis soir on me menait chez ma tante… »

Voici ce qui se passe ensuite…

Il n'y avait qu'une lampe à pétrole pendue dans un cadran de cuivre. On semblait être dans la poitrine d'un oiseau: le plafond montait en voûte aiguë dans l'ombre. La poitrine d'un oiseau? Non, la cale d'un navire. Des sacs de riz, des paquets de sucre, le pot de la moutarde, des marmites à trois pieds, la jarre aux olives, les fromages blancs sur des éclisses, le tonneau aux harengs. Des morues sèches pendues à une solive jetaient de grandes ombres sur les vitrines à cartonnages où dormait la paisible mercerie, et, en me haussant sur la pointe des pieds, je regardais la belle étiquette du «fil au Chinois». Alors, je m'avançais doucement doucement ; le plancher en latte souple ondulait sous mon pied. La mer, déjà, portait le navire. Je relevais le couvercle de la boîte au poivre. L'odeur. Ah! cette plage aux palmiers avec le Chinois et ses moustaches. J'éternuais. «Ne t'enrhume pas, Janot. - Non, mademoiselle.» Je tirais le tiroir au café. L'odeur. Sous le plancher l'eau molle ondulait: on la sentait profonde, émue de vents magnifiques. On n'entend plus les cris du port. Dehors, le vent tirait sur les pavés un long câble de feuilles sèches. J'allais à la cachette de la cassonade. Je choisissais une petite bille de sucre roux. Pendant que ça fondait sur ma langue, je m'accroupissais dans la logette entre le sac des pois chiches et la corbeille des oignons; l'ombre m'engloutissait : j'étais parti. (…)

Pour le voyageur immobile, le rêve demeure le grand allié du voyage

« Le goût des voyages révèle le goût d’imaginer, et les grands voyageurs sont de grands rêveurs» Gaston Bachelard

« L’habitude de rêver, et uniquement rêver, m’a donné une vision intérieure d’une netteté extraordinaire. Non seulement je vois, avec un relief stupéfiant et parfois troublant, les personnages et les décors de mes rêves, mais encore je vois, avec un relief égal, mes idées abstraites, mes sentiments humains (ou ce qu’il en reste), mes impulsions secrètes, mes attitudes psychiques à l’égard de moi-même. J’affirme que mes pensées les plus abstraites, je les vois en moi-même, qu’avec une vision interne réelle, je les vois dans un espace intérieur. Et leurs méandres me deviennent ainsi visibles, dans leurs moindres détails »

Fernando Pessoa

Le voyageur immobile est un rêveur, ancré, planté dans sa vie et dans un territoire. Il convoque le rêve qui compose avec la réalité pour mieux transformer le monde et s’évader ainsi. Il devient alors une sorte de passager clandestin, embarqué dans un voyage au-delà du temps, au-delà de l’espace, au-delà des frontières physiques, au-delà de lui-même. Il court sur place, il traverse les océans, les déserts, les banquises et plongent dans des situations dérisoires ou héroïques, en perpétuelles transformations.

Voyager en rêve, c’est voyager dans la mobilité intérieure ; il faut pouvoir faire naître les images et les sensations les plus aiguës à l’abri de toute agitation extérieure. Les voyages paraissent parfaitement inutiles à Fernando Pessoa et il considère le désir même de voyage comme une carence d’imagination.

« (…) je m’efforce toujours de modifier les choses que je vois, de façon à les rendre miennes – de modifier en mentant, ce moment de beauté et, dans le même ordre de beauté des lignes, de changer la ligne du profil des montagnes ; de remplacer certains arbres ou certaines fleurs par d’autres, vastement et différentissimement les mêmes ; de voir d’autres couleurs, à l’effet identique dans le soleil couchant ; rompu à cette pratique – et dans l’acte même de regarder qui fait que je vois spontanément – , je crée ainsi un mode intérieur du monde extérieur.

Pour le voyageur immobile, le rêve, doit allier le vagabondage de l’imagination à un but très précis, celui d’exprimer une idée abstraite présente dans le rêve, en même temps que l’on saisit la sensation qu’elle induit Prenons pour exemple un long fragment duLivre de l’intranquillitéoù l’on va pouvoir constater la prolifération d’images-sensations :

« Je me trouve dans un tram, et j’examine lentement, à mon habitude, tous les détails concrets des personnes qui se trouvent devant moi. Pour moi les détails sont des choses, des mots, des lettres. Cette robe que porte la jeune fille assise en face de moi, je la décompose en ses divers éléments : l’étoffe dont elle est faite et le travail qu’elle a demandé – puisque je la vois en tant que robe, et non pas comme simple étoffe ; la fine broderie qui borde le ras du cou se décompose à son tour : le galon de soie dont on l’a brodée, et le travail qu’a demandé cette broderie. Et immédiatement, comme dans un ouvrage primaire d’économie politique, se déploient sous mes yeux les usines et les activités diverses – l’usine où l’on a fabriqué le tissu ; l’usine où l’on a fabriqué le galon, d’un ton plus foncé, qui a servi à orner, de petites choses entortillées, l’endroit qui fait le tour du cou ; et je vois les ateliers dans les usines – machines, ouvriers, cousettes – , mes yeux tournés vers le dedans pénètrent dans les bureaux, je vois les directeurs chercher un peu de calme, et je surveille, dans les registres, la comptabilisation de chaque chose ; mais je ne m’arrête pas là : je vois, au-delà, la vie familiale de ceux dont la vie quotidienne s’écoule dans ces usines et dans ces bureaux… Le monde entier se déroule sous mes yeux, du seul fait que j’ai devant moi, au-dessous d’un cou brun, qui de l’autre côté supporte je ne sais quelle tête, une bordure, irrégulièrement régulière, d’un vert sombre sur le vert plus clair de la robe.

La vie sociale tout entière gît sous mon regard.

En outre, je devine les amours, les cachotteries et l’âme de tous ceux qui ont œuvré pour que la femme qui se trouve là, devant moi, dans un tram, porte, autour de son cou de mortelle, la sinueuse banalité d’un galon de soie vert sombre se détachant sur un tissu d’un vert plus clair.

J’ai le vertige. Les banquettes du tram, garnies de paille aux brins alternativement plus fins et plus robustes, m’emportent vers des régions lointaines, se multiplient en industries, ouvriers et maisons d’ouvriers, existences, réalité – tout.

Je descends du tram, épuisé, somnambulique. J’ai vécu la vie tout entière 

Cependant, le rêve, en parvenant à créer un objet plus réel que le perçu, ou encore des émotions plus réelles que les émotions ressenties, arrache l’esprit de la réalité, libérant ainsi l’imagination, faisant flotter les images – contrairement aux perceptions qui restent attachées à une logique du réel – , les rendant ainsi susceptibles de recevoir une autre logique, une autre ligne mélodique, autrement dit de pouvoir l’organiser en flux.

C’est ce que Bernardo Soares a fait en regardant la fine broderie qui borde le ras du cou de la jeune fille du tramway, et en l’analysant : travail qui transforme l’objet perçu en en créant un autre plus vrai, plus essentiel, plus abstrait, un objet absolu. Ce processus d’abstraction est réalisé par le rêve.

Si l’on suit bien Pessoa et avec lui les êtres qui considèrent que l’opposition entre le rêve et la vie serait une fausse opposition puisque rêver, c’est vivre, mais plus intensément et avec beaucoup plus de diversité que dans la vie réelle. Tout comme l’art, le rêve – antichambre de la littérature, déjà littérature puisqu’il doit y conduire – réalise tout ce qu’offre la vie, mais de façon plus riche et plus vraie. Etant un procédé visant à recréer, sur le plan artistique, une autre forme de vie, le rêve et l’imagination qui nourrissent le voyage immobile apparaissent comme une expérimentation. Non pas comme une expérimentation sur la vie, mais comme une vie devenue expérimentale.

A nous de choisir désormais quel sorte de voyageur nous aimerions être, dans quelle sorte de vie nous aimerions nous projeter à chaque instant, être acteur du mouvement ou de l’immobilisme ? Tant de chemins rêvés ou empruntés, tant de sensations inscrites en nous avec la même force qu’elles aient été vécues ou imaginées.

Mais se souvenir peut-être, comme le disait Lao Tseu, philosophe chinois que…

« Le voyageur parfait ne sait pas où il va » 

 

 

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