L'acteur transparent

Texte rédigé suite au Prologue du Cycle SHAKESPEARE
L’ACTEUR TRANSPARENT ET INCISIF au service de l’instant


À cet instant – juste – là – posés comme au bord du monde – sans attente autre que de goûter ce temps suspendu – devant cette page blanche offerte – d’une telle évidence – n’avions-nous pas tant couru après elle pendant cette semaine ? – elle se révélait – juste – là – la mer et le ciel – reliés dans une immobilité rare et troublante – d’un gris uniforme effaçant tout horizon – laissant envisager l’éclosion de tant de tonalités – reflets de nos mémoires – de nos questions – de nos actes – alors – juste – là – à cet instant – flottaient devant nos yeux ébahis les différentes étapes de notre voyage – entamé six jours plus tôt dans la tourmente d’un ciel shakespearien – La Tempête nous projetait sans ménagement dans cette recherche opiniâtre de L’acteur transparent et incisif au service de l’instant – ainsi – à cet instant – émergeaient les questions qui nous accompagneraient dans cette temporaire ultime journée de notre infini parcours – devant ces empreintes de pas laissées sur le sable – quel élan ? – quel départ ? – quelles qualités et quelles précisions de mouvements étaient à l’origine de ces traces ? – et nous nous surprenions à redécouvrir tant de rivages déjà abordés – le fond – la forme – l’informe – le sens – le non-sens – le senti – … – instantanément l’atelier nous rappelait à lui – forts de ce temps justement respiré – il nous fallait à nouveau oublier – nous mettre à pied d’œuvre – acter – et peut-être surgirait pleinement le théâtre dont nous rêvions – dans toute son authenticité – son immédiateté – sa limpidité – et sa fugacité.

 

TRACES

 (Les quelques étapes qui suivent, par ailleurs non chronologiques, ne décrivent pas tous les processus par lesquels nous sommes passés durant cet atelier. Ce n’est pas le sujet de ces répliques. Voici simplement exposé un certain nombre de questionnements qui ont alimenté nos discussions et qui nous ont permis, surtout, de nous engager dans l’acte – pour l’acte !)

 

Enjeu :

Cerner « objectivement » la part de responsabilité qui revient à l’acteur lors de son temps de préparation (training) en ouverture de la journée de travail pour se rendre disponible à l’acte à découvrir (voire redécouvrir selon les avancées de la recherche ou des répétitions). Comment revisite-t-il ses approches techniques physiques et vocales pour, l’instant venu : le temps du théâtre, les oublier, les dépasser et simplement acter ? (Dans la transparence et l’incisif !)

 

La question de la question :

Où il semble important, nécessaire (indispensable ?) pour l’acteur d’aborder une nouvelle journée de travail avec une question (voire plusieurs). Qu’elle émane de lui, de l’un de ses rêves, qu’elle lui soit suggérée par l’autre, le groupe, qu’elle advienne de l’expérience vécue la veille, ou bien qu’elle surgisse dans cet instant de paroles qui prépare chaque temps de la recherche théâtrale, elle se doit d’être pour l’acteur comme un amer à l’horizon de ces désirs, une source intarissable d’investigations et de territoires à conquérir !

Ainsi, chaque jour de l’atelier, de prime abord, avons-nous échangé, discuté, questionné notre art, pour mieux en cerner les contours, tenter de révéler ses mystères et chercher à toucher ce qui nous animait et ce qui nous reliait à lui profondément… Merci à nos maîtres pour nous avoir léguer tant de traces tangibles des questions qui se renouvellent… sans pour autant être innovantes !

 

Les sources :

Si nous cherchons à inscrire notre travail dans l’instant présent, sans fantasmer le futur et sans tentation de reproduire le passé, il nous est essentiel de nous souvenir, qu’avant nous, d’autres ont tracé le chemin de la recherche et de l’expérimentation en matière de spectacles vivants.

Régulièrement lors de l’atelier, certaines citations d’auteurs venaient nous éveiller, réveiller, distraire dans notre chemin de découvertes.

(voir plus bas certaines de ces citations)

 

La préparation/training :

Trop souvent nous entendons parler de la préparation de l’acteur comme d’une phase de chauffe, d’échauffements, d’étirements, d’assouplissements, de mise en condition purement physique et cardiaque…

Certes, l’acteur, à l’image du danseur, du musicien, du chanteur, doit se confronter aux techniques, tant physiques que vocales, afin d’entretenir et d’enrichir son instrument (son corps), et ce quelques soient son âge et ses expériences. Il se doit de faire ses gammes quotidiennement pour conserver l’idée d’une certaine performance de son outil fondamental. Mais ceci appartient au temps de la technique.

Lorsqu’arrive le temps du théâtre, plus largement le temps de l’acte (qu’il soit de recherches, de répétitions ou de représentations), il n’est plus temps pour l’acteur/danseur/chanteur/musicien, soit l’interprète, de se préparer et d’interroger ses techniques. Il doit s’être apprêter pour accéder à un autre niveau de conscience.

Revient alors à surface cette phrase que Louis Jouvet livrait aux acteurs :

« Laisse tes conceptions, tes idées, travaille le morceau, c’est uniquement ce qu’il faut que tu fasses. »*

À ce point nommé, l’interprète aura suffisamment fouillé, creusé, déblayé son champ des possibles pendant le temps de la technique, pour l’instant venu, tout oublier, ne faire confiance et appel qu’à la mémoire de son corps pour se prêter tout entier à investir l’acte à venir.

Tout le temps de sa préparation, l’interprète devrait tendre vers cet état de disponibilité totale.

* : cette citation était inscrite sur la porte de la salle de répétitions lorsque j’étais en formation au Théâtre Universitaire de Montpellier sous la direction de Jacques Bioulès. En avais-je alors déjà saisi tout le sens ?

 

Intérieur/extérieur :

Avant la forme, le fond :

Faces à Oscar, notre squelette de référence, nous nous sommes questionnés sur notre géographie profonde et sur les circuits énergétiques qui pouvaient la soutenir et l’animer. Et nous avons envisagé d’éveiller, sensibiliser, solliciter nos chaines musculaires internes plus qu’externes.

Pour l’acteur/danseur/chanteur/musicien, l’interprète, il est indispensable de s’interroger sur ce qui sous-tend ses mouvements articulés/dansés/vocalisés/musicalisés, actés. D’où lui vient l’énergie et comment se propage-t-elle à l’intérieur de lui ? Comment conscientise-t-il les chemins probables et possibles que lui offre son corps pour laisser l’énergie circuler et s’épanouir ?

Combien de fois avons-nous entendu cette injonction :
« Concentrez-vous ! » ?

Avec le risque de ne voir apparaître que des interprètes serrés, pressés, ramassés sur eux-mêmes, compacts et uniquement tendus… Supprimons la première syllabe de la formule, que constatons-nous ? Nous tendons vers plus de légèreté, nous prenons un peu de hauteur et notre esprit se dégage de l’emprise terrestre banale et bestiale. Alors « centrons-nous » simplement pour rester « en présence au monde » (sans perdre pour autant notre pouvoir de convoquer l’instinct animal). En d’autres termes, cherchons en nous à développer plus Ariel que Caliban ! (cf. La Tempête)

Alors se profile la question de l’universalité de l’acteur.

Revenons vers Oscar, notre squelette, et observons/imaginons :

La colonne vertébrale, notre arbre principal, au creux de laquelle siège la mémoire du monde (la moelle épinière) et où l’énergie circule en vrilles (à l’image d’une chaine d’ADN), notre centre profond que nous pourrions nommer notre espace secret : déroulons à partir de ce lieu si précieux quelques fils d’énergie, immisçons-nous dans le reste du squelette, en soignant le passage par chaque articulation, voyageons par les chaines musculaires internes pour aborder la musculature externe (les gros muscles) et continuons via la lymphe pour nous placer sous/sur l’épiderme, notre espace intime : continuons à dérouler nos fils (ainsi Thésée sortant du labyrinthe) au-delà de notre bulle d’énergie nous voici parvenus dans l’espace social où nous croisons d’autres bulles flottantes… Mais le voyage n’est pas fini : à l’extérieur de cet espace que nous côtoyons au quotidien existe ce lieu qui nous intrigue et nous fascine, l’espace théâtral, celui que nous partageons déjà avec un plus large nombre d’individus. Mais le voyage ne s’arrête pas là ! Soyons audacieux et poursuivons notre route, vagabonds de l’imaginaire. Bien plus loin encore, sans rompre nos fils vibrants de l’énergie première, nous nous projetons dans l’espace cosmique. L’infiniment petit étant de fait inclus dans l’infiniment grand et inversement !

Voilà décrite une belle utopie errante : le principe du SISTEC.**

 

Le songe d’une nuit d’été

Tranquillement étendus sur un doux tapis de verdure, un soir d’août, loin de toute source lumineuse parasite, leurs regards perdus au milieu des étoiles, les acteurs rêvent… comme en un effet miroir, ils s’abandonnent à ressentir en eux l’équilibre précaire que tentent les milliards d’atomes qui les traversent… à l’image de cet espace en perpétuelle expansion. Alors les acteurs se projettent vers un autre univers…

Si lors de sa préparation, l’interprète s’engage à libérer, ouvrir de l’espace en lui (notamment au niveau du squelette et de toutes ses articulations), alors il a peut-être quelques chances d’atteindre une certaine transparence et par là même de délier les énergies, relier les mondes et rejoindre son rêve… ?

** : ce principe fut dénommé comme tel par Aloual, acteur et pédagogue avec lequel j’ai partagé beaucoup de temps de travail, de recherche et de réflexions sur l’art de l’acteur, notamment au Théâtre du Lierre à Paris.
SISTEC : Secret, Intime, Social, Théâtral Et Cosmique.

 

Le sol/le bâton :

Comme ce dernier matin, où la nature nous a confrontés à la page blanche, chaque jour de l’atelier nous avons tenté de provoquer son retour. Tout oublier pour mieux se laisser redécouvrir le chemin. Chaque interprète profitant de ce premier temps de travail pour simplement constater où en est son outil : avec quel instrument va-t-il devoir « négocier » aujourd’hui ?

Sur le dos, le poids du corps abandonné sur le sol, ressentons notre structure profonde. Traversés par une douce oscillation, du calcanéum au sinciput, dénouons les tensions, relâchons les pressions, ouvrons des espaces et écoutons se mettre en place la pulsation profonde qui devrait nous guider tout au long de la journée. Cet état des lieux essentiel effectué, il ne nous reste plus qu’à retrouver le chemin qui nous mènera à la verticalité pour renaître au monde. Différent. En conscience.

Tout au long de cet atelier, un bâton nous a accompagnés dans notre recherche : la colonne délicatement déposée dessus, afin de mieux interroger notre centre profond, la plante des pieds s’y ancrant et roulant depuis la base des orteils jusqu’au calcanéum, utilisé pour frictionner et nettoyer l’ensemble du corps, puis porté, porteur de notre mouvement dans l’espace, transporté, accompagnateur des énergies qui nous traversent, déployé, grand réceptacle de nos recherches vocales… Lors de ces travaux d’introspection/projection, surgissent quelques interrogations qui nous déroutent un peu, et notamment celle-ci : chez les égyptiens, le même signe « sert à écrire le mot « bâton », et le mot « parole » ».***

Une nouvelle piste d’investigation pour la suite ?!

*** : Le petit Champollion illustré – Christian Jacq – Robert Laffont, 1994

 

Tendu/tenu :

Une simple lettre différencie ces deux termes. Mais quelle lettre ! : « d », une consonante occlusive… Ainsi avons-nous ci de nous en tenir à l’ouverture et de conduire nos mouvements, corporés ou vocaux, dans le « tenu », voire le « ténu »… Autrement dit, l’interprète devrait s’engager dans ses actes sans économiser son énergie (et cela dès le premier instant de la recherche), mais en économisant ses moyens ! Oublier les sollicitations souvent inutiles de la musculature externe pour approcher son acte au plus près de sa structure interne (Oscar réapparaît !).

 

Invocation/Convocation :

Chemin faisant, le corps balloté entre la juste recherche technique et son oubli immédiat, son dépassement, nous progressons en territoire inconnu sans autre but que de découvrir, rencontrer l’instant rare. Celui devant lequel plus aucune question, plus aucun jugement ne surgit. L’évidence faite acte. Et ce temps savouré devant cette trace ineffable et les résonances qu’elle provoque en nous, hors de nous. Mais déjà l’ailleurs nous appelle. Impossible de s’appesantir. Le chemin nous engage vers d’autres paysages. Peut-être aussi rares ? C’est du moins l’espoir pesé à chaque pas. Ainsi, du Nord au Sud et d’Est en Ouest, voyageurs infatigables, traversons-nous les terres à risques de l’imaginaire. Invoquant l’énergie. Convoquant l’épure. Défricheurs d’espaces et de temps. Révélateurs d’images innées. Archéologues d’archétypes.

 

Le masque neutre :

Revenons un instant à l’acteur et à son expérience.

Le masque neutre (hérité de la recherche et de l’expérience de Jacques Lecoq).****

Même si cet atelier ne portait pas sur le jeu masqué (ce sera l’objet des questionnements de l’Acte II), il semblait nécessaire de confronter l’acteur à cet apprentissage essentiel. C’est à partir de cette page blanche qui s’encre en lui, grâce au travail développé avec ce masque de référence, que l’acteur va pouvoir (devoir ?) écrire toute sa vie. À chaque instant de son parcours, s’il le souhaite, il peut toujours revenir à cette page, d’une couleur et d’une température suffisamment paisibles, pour s’épurer, se nettoyer de toutes ces scories accumulées au fil des jours et des expériences vécues. Et repartir vers l’art, centré, équilibré, à nouveau disponible et rasséréné.

Bien sûr nous avons interrogé nos techniques pour chausser ce masque, le porter, le projeter, …, mais les grandes leçons qui nous viennent de cette rencontre sont bien au-delà de l’apport technique. C’est tout d’abord un vécu intérieur. Un équilibre. Une certaine idée de la sérénité. Une écoute aigüe de l’énergie qui nous traverse. Une force qui nous guide pour épurer la ligne de nos mouvements. C’est le voyage élémentaire. Celui qui révèle l’identité profonde de l’interprète, le fait renaître à son enfance et l’entraîne irrémédiablement à la découverte du monde dans sa part symbolique. Les éléments (air, eau, terre, feu), les états de la matière (solide, liquide, gazeux), les températures, les couleurs, les végétaux… les terrains de conquêtes et de jeux sont vastes. À l’image de cette immensité éternelle qui point en nous lorsque nous servons le masque neutre.

Lors de ces travaux, toujours intrigué par notre ami Oscar, et tenté d’ouvrir de nouvelles portes pour la surprise occasionnée, je propose une nouvelle approche du/avec le masque. Jusque-là travaillé essentiellement de l’intérieur vers l’extérieur, comment conduire ce travail à l’inverse, depuis l’extérieur jusqu’à notre centre profond, et qu’apparaîtrait-il de cette expérience ? Plaçant le masque sur le visage d’Oscar, j’installe l’ensemble du squelette dans une posture improbable, et je demande ensuite aux acteurs, chaussés du masque, d’envisager la posture… (voir les photos du Prologue).

Voilà un chantier ouvert qui verra sans doute les questions et les réponses se révéler au fil du temps et des expérimentations.

**** : si ce travail découle de la recherche de Jacques Lecoq, le masque utilisé n’est pas celui créé pour lui par Amleto Sartori, mais un masque que j’ai réalisé moi-même (pour le travail du cuir) à partir d’une matrice de mon ami Stefano Perocco di Meduna, créateur/facteur de masques.

 

L’espace vide :

Considérons maintenant l’interprète disponible et prêt à entrer en jeu.

Il ose. Il fait un pas. Entre dans l’espace. Déploie son acte. Il sort.

Et nous restons, simples spectateurs, face à l’espace vide, quelque peu dubitatifs…

Que s’est-il passé ?

Avons-nous été en présence d’un « acte » plein ?

Est-ce du « théâtre » ou bien… ?

 

Si l’acteur a suffisamment bien œuvré pendant son temps de préparation pour créer en lui de l’espace, un certain vide, afin d’accueillir, de recevoir les énergies, les émotions déclenchées par ses actes, qu’en est-il lorsqu’il entre dans l’arène et qu’il se doit d’être en présence au monde, aux autres ? Se découvrir en un simple et évident véhicule qui doit éclairer, guider, transporter une masse plus ou moins importante de spectateurs venus là pour voyager, rire, pleurer, haïr, s’enthousiasmer… bref, rêver éveillés.

Travailler avec son premier et unique partenaire : l’espace vide. Voilà l’enjeu principal, primordial, vers lequel l’acteur devrait tenir tous ses sens en éveil. Le désirer. En avoir peur. Le découvrir. S’en saisir. Le connaître. S’en éloigner. L’arpenter. En être submergé. Le surprendre. S’y lover. L’aimer. Mais aussitôt, fuir !

Seule l’expérience, vécue avec obstination, peut nous apporter quelques signes de réponses devant cette question. Pour autant, il vaudrait mieux que notre attention ait été éveillée à cette écoute toute particulière et qui pourrait sembler quelque peu abstraite. Parce qu’elle s’avère être souvent la réponse à bien des maux théâtraux…

Quelques travaux techniques nous ont permis de mieux cerner les contours de cette interrogation, notamment en arpentant, parcourant les grandes lignes de force qui régissent l’espace, de façon empirique pour certains, plus concrète et tangible pour les acteurs.*****

***** : cette approche de travail me vient du Théâtre du Mouvement, Claire Heggen et Yves Marc, avec qui j’ai travaillé en 1985.

 

Écrire avec l’espace :

« J’en prends acte ! »

Et voici l’interprète parti à l’assaut du temps théâtral. Seul dans l’espace. Semble-t-il… Mais un étrange et silencieux ballet/dialogue se tisse. L’acteur traversant ce vide, qui parfois le porte au vertige, dans le même temps qu’il se laisse traverser par lui. S’empreintent alors les chemins, pistes, élans, arrêts, détours, …, autant de trajectoires désirées, décidées, actées. Dans l’instant. En pleine découverte. En absolue conscience. Reconnaître l’intuition. Y répondre. Et l’on repense aux traces de pas laissées sur la plage déserte ! Sans lâcher le fil de ce dialogue de l’invisible, corps et voix mêlées (pas de texte à proprement parlé, juste des émissions vocales choisies, articulées ou non), l’interprète trame le contexte, le pré-texte. Comme un peintre il apprête sa toile. Architecture le temps. Dessine l’espace. Déjà au bord de la page blanche, un autre interprète se prépare à entrer en jeu. S’il sait justement recevoir ce qui s’écrit, s’inscrit dans/avec l’espace, alors les traces qu’il parcourra seront certainement empreintes d’une autre texture, d’une autre énergie et accompagnées d’un autre élan que celles qu’il avait (consciemment ou inconsciemment) préparées en son for intérieur. Et si l’interprète déjà présent à l’espace développe la même écoute à ce temps inconnu qui arrive, la qualité de l’écriture devrait s’épanouir dans une évidente vérité. La clarté. La transparence ? Si de plus, les interprètes parent leurs actes de « l’incisif » (ce qui ne sous-entend pas le « violent », une caresse peut être incisive…), alors il y a quelques chances qu’ils atteignent l’épure et que le temps de l’acte devienne essentiel. Ainsi, de fil en aiguille, solo, duo, trio, quatuor, …, jusqu’au grand chœur, l’espace, vide tout à l’heure, se peuple et se dépeuple à l’envi et jusqu’à satiété. Une mémoire est à l’œuvre qui plus tard, aujourd’hui, demain, ne demandera qu’à se réveiller, renaître pour que ressurgisse le temps du théâtre dans toute sa splendeur et son éclat du vivant. Si tant est que les interprètes veillent à remettre les compteurs à zéro et se préparent à retracer le chemin par le sens et non par la forme.

 

L’espace à nouveau est vide. Mais il flotte dans l’air le suave parfum du labeur accompli. Et devant nos yeux, s’étend non plus un simple espace de travail, mais le lieu précieux où la promesse de l’acte vibre déjà de tant de traces déposées.

Tout au long de cet atelier, nous avons creusé cette approche, traversés par différents états.
Chercher. Fuir. Désespérer. Rêver. Ouvrir. Laver. Abandonner. Se perdre. Embrasser. Jeter. S’ébrouer. Errer. Geindre. Vaincre. Renverser. S’épanouir. Se déposer. Puis rire. Tout simplement.

L’écrin était prêt à recevoir sa parure, l’histoire.

Oui, mais… déjà de nouvelles questions se profilent à l’horizon… !

 

À propos du texte ; sens ? non sens ? :

« Dites cette tirade, je vous en prie,
d’une manière cursive et bien articulée,
comme je viens de faire ; mais si vous la beuglez,
comme font nombre de vos acteurs,
autant confier mon texte au crieur public. »

William Shakespeare, HamletActe III, scène 2

 

Voilà une proposition singulière et qui devrait retenir toute notre attention. L’interprète s’attachant uniquement à révéler la chair, le corps du texte, sans encombrer son travail par la question du sens littéral. D’une manière cursive, comme s’il y avait une certaine urgence, une immédiateté à dire. Et bien articulée, avec le goûter et le mâcher nécessaires à une bonne élocution. Acceptant ainsi de donner une valeur plus musicale que pensée au texte, l’interprète fait de sa parole un simple et pur geste du corps qui lui redonne l’éclat et la vibration indispensables à la faire revivre dans l’instant. Parce que les textes de théâtre ont cette particularité d’avoir été écrits pour être mis en bouche, par conséquent en corps, afin d’être transmis. C’est là leur richesse. Le mot lu et le mot entendu n’offrent pas les mêmes perspectives dans l’intimité de celui qui les reçoit. Et c’est dans cet espace, jalousement préservé, que se situe le grand labeur de l’interprète. Oublier le sens pour donner vie à la chair du mot. Ouvrir en lui des espaces de résonances sans fond pour que les paroles, le texte, trouvent une source inépuisable de vibrations qui fassent échos dans le corps et le cœur du spectateur. Aujourd’hui. À l’image du bâton qui nous accompagnait, nous guidait tout à l’heure dans l’espace de jeu, le texte devrait se découvrir, se porter et se révéler dans la même attention à l’énergie, aux couleurs, aux rythmes et à son voyage dans l’espace vide. Quant au sens ? Et bien laissons cela aux spectateurs. C’est à eux qu’il revient d’entendre ou pas un sens. S’y reconnaître ou s’en détourner. Si l’interprète (acteur comme metteur en scène) a travaillé avec suffisamment de transparence et détaché de certaines questions somme toute universitaires, alors d’autres entendus vont pouvoir émerger de cette approche pour le bien-être et la richesse du théâtre…

 

De quels secrets sont porteurs les grands textes théâtraux qui nous sont parvenus ? Voilà peut-être la seule question qui devrait nous animer, nous, interprètes, passeurs, transmetteurs… Pas une assurance, mais une simple recherche du sens caché, enfoui, inédit… celui qui point entre les lignes !

 

Le temps du corps – La voix voyage :

Il n’est pas rare de constater, avec l’apparition du texte (et incidemment des questions de sens qu’il pose à l’acteur), un appauvrissement de la recherche vocale chez l’interprète. Sa voix, tout à l’heure libérée, ouverte, curieuse, avec comme appuis de recherche de simples à-plats, des sons voire des notes, des bribes de langages imaginaires, devient tout à coup sèche, pauvre, restreinte et se rapprochant de plus en plus d’un appui laryngé sous l’effet du sens des paroles que l’interprète se croit obligé d’émettre. Patatras ! Notre monde de rêves et de poésie s’est écroulé ! En mettant en avant, voire en appuyant, le sens, l’acteur perd petit à petit ce qu’il avait mis tant de temps à bâtir, son lien secret et invisible à l’espace vide. Une certaine poétique de l’acte. Disparu également son attention et son écoute sur la musicalité des mouvements corporés et phoniques qu’il conduit et qui le traversent sur l’instant de découverte. Et nous voici, spectateurs/auditeurs, un peu navrés, faces à de fort plaisantes explications de texte…  mais totalement en panne, comme absentés, de théâtre ! Autant se procurer l’ouvrage, rentrer chez soi et laisser notre imaginaire faire le reste. Le rêve !

 

Tout au long de sa recherche et de son expérimentation, l’acteur a délibérément et librement parcouru les méandres infinis de son grand fleuve intérieur. Deviné des sources nouvelles. Découvert certaines anfractuosités ignorées. Son instrument s’est transformé. Développé. Enrichi. Il s’est doté d’un relief intérieur décisif. L’acteur ainsi commence à illimiter son terrain de jeu. Si, de surcroît, il quitte la « pensée », non la conscience, pour s’abandonner au temps du corps et se laisser découvrir les voies encore inexplorées de la création ; alors sa voix gardera mémoire des chemins arpentés et le texte voyagera sans doute avec plus de virtuosité et d’ouverture vers le spectateur attendu, pour qui se destinent nos actes. Le but momentané de notre voyage.

 

Authenticité/Complaisance:


T’en souvient-il ? Lorsque nos pas foulaient les grèves sans fin aux pieds de la Cité du Temps de l’Eau ? Il n’y avait alors pas de questions. Juste le souffle de l’évidence qui accompagnait nos enjambées incessantes. Et ce sentiment éternel de la connaissance qui nous enveloppait. Pas de doute. Pas de peur. Pas de manque. La plénitude. Et l’équilibre. À l’œuvre. Une vaste sérénité inondait nos cœurs. Nos corps. Et nos esprits se contentaient de respirer l’instant. Mais que s’est-il passé ? Qu’avons-nous acté ? Quelle assurance et quel orgueil ont conduit nos pas vers le chaos ? Quelle folie ? Nous nous sommes égarés… et voici qu’elle est perdue à jamais, la ville aux mille reflets de sagesse… Dans mes nuits les plus heureuses, j’y retourne sans cesse. Mes pieds empreintent les traces d’autrefois. Tu es là. Ensemble nous parcourons le monde. Et les miroirs de la Cité du Temps de l’Eau brillent à nouveau. Éclairent nos chemins. Ouvrent la voie. Suspendent le temps l’espace d’un émoi…

Suspendez-moi ! Attendez-moi ! Étendez-moi ! Et tant d’émoi…

 

Transparent/incisif ? :

Forts de cette expérience, de ces expérimentations, de ce temps d’immersion aussi bref paraît-il (6 jours, c’est long et c’est court…), revenons vers l’enjeu premier :

L’acteur centré dans l’instant présent. Ouvert au monde. Et simplement conscient d’être (de se laisser) traverser par les énergies. Les émotions. Les ressentis. Se défendant d’enclore quoi que ce soit au fond de lui. Mais puisant aux sources fondamentales enfouies en lui. Juste. Là. Vif. Éveillé.

Transparent.

L’acteur décidé à acter. Investi de ses techniques. Mais les oubliant. Les dépassant. Précis dans le tenu. La tenue. Tranchant dans le vif du sujet. L’espace vide. L’espace possible du raconter. Actant avec authenticité. Sans complaisance. Envers qui que ce soit. Juste. Là. Décisif. Cursif. Évident.

Incisif.

 

Et Shakespeare dans tout ça ? :

Il se porte bien, merci ! Du moins, j’ose le croire.

Si ses mots, ses paroles, ses riches métaphores, nous ont accompagné durant tout cet atelier, Shakespeare n’en était pas la question centrale.

Cependant, au travers des expériences menées (comme décrites plus haut), prenant appui sur quelques extraits de Comme il vous plaira, de Roméo et Juliette et de La tempête, nous avons vu poindre un rien de magie. Une sorte de grâce. Trop furtive. Trop aléatoire. Nous avons surtout vu apparaître les vastes étendues de la recherche qui nous attend tout au long de cette saison. La porte est à peine entrouverte. Les vertiges incommensurables. Mais le désir de se découvrir autre après ce voyage, certain.

Alors, restons présents à Shakespeare. Et œuvrons !

 

Pascal Arbeille – Noirmoutier, novembre 2011

 

 

 

Quelques citations choisies :

 

«  Répétition, représentation, assistance : ces trois mots résument les trois éléments indispensables pour que l’événement théâtral prenne vie. Mais l’essentiel reste à découvrir, car les mots sont statiques. Toute formule essaie de capter une vérité qui soit impérissable, alors que la vérité, au théâtre, est toujours en évolution. (…) … au théâtre, on écrit sur une ardoise qu’on peut toujours effacer.

 

Dans la vie quotidienne,

l’expression « comme si » est une fonction grammaticale ;

au théâtre, « comme si » est une expérience.

 

Dans la vie quotidienne,

« comme si » est une évasion ; au théâtre, « comme si » est la vérité.

 

Quand nous sommes convaincus de cette vérité, alors le théâtre et la vie ne font qu’un.

 

C’est un noble objectif. Cela semble difficile.

 

Jouer sur une scène demande un gros effort. Mais quand le travail est vécu comme un jeu, alors ce n’est plus du travail.

 

Jouer est un jeu. »

Peter Brook – L’espace vide

 

« Même si le public est absent, même si l’on est en train d’improviser dans l’intimité d’un atelier ou d’un stage, à partir du moment où l’on a franchi les limites du plateau, il n’est plus temps de se préparer, ou de prendre quelques secondes avant de commencer à jouer. Il faut retrouver l’état d’urgence que connaît l’acteur lorsqu’il est en représentation. (…) Nous sommes dans une logique artisanale et empirique. C’est en jouant que l’on se prépare à jouer. »

Laurence Labrouche, Ariane Mnouchkine, le corps disponible
– Le training de l’acteur

 

 

 

«  Le studio de danse est un lieu très particulier, celui où se trame la matière de la danse, d’où jaillit son mouvement. C’est là que se forme et se transforme le danseur ; comme un papillon le pollen, il portera de place en place cette matière immatérielle.

C’est là qu’une fois tramée, la matière se décante, et que se dépose le sel des œuvres. Il y faut un espace rare ; ce n’est point tant les dimensions qui comptent que leur rapport subtil qui donne à l’espace un sens. La présence active des danseurs parachèvera cet édifice transparent, jusqu’à y laisser des traces. Il y faut un sol, pour l’accueil et l’élan, générateur d’énergie. Il y faut une lumière, sereine, propre à l’écoute. Le studio est un terrain d’écoute. Ce n’est pas l’atelier de l’artisan ou de l’artiste, foisonnant de matériaux rares et d’instruments précis. Ce n’est pas l’étude, le cabinet de travail rempli de documents, paperasses et bouquins. C’est une concentration de vide, une page blanche, qui va susciter et accueillir la matière vivante, toujours neuve, concrète et ineffable à la fois, de la danse. (On sait, d’autre part, combien il est difficile d’œuvrer dans une salle de sport, sur une scène de théâtre, dans un lieu de plein air…)

Autrefois, les danseurs n’avaient de cesse d’avoir leur studio, souvent couplé à leur lieu d’habitation. Le temps, alors, était de la partie. En un tour de corps, ils étaient à pied d’œuvre. Le studio était la cellule ouverte à toutes les expériences, à toutes les rencontres, du dedans comme du dehors. Aujourd’hui les studios sont des lieux banals, anonymes… On y passe en intrus entre deux tours d’horloge. On y travaille à la chaîne et pratique le quota horaire, cette forme perverse de l’enseignement.

Le studio est un lieu d’étude. Non seulement de formation et de création, d’entraînement et de répétition, mais d’invention et de recherche : celles du danseur qui peaufine son corps, celles du chorégraphe qui fignole son écriture, celles du pédagogue qui affine son enseignement.

C’est un lieu de « studiosité »…

On s’y consacre à un travail « cousu-corps », « fait-corps », qui tient de l’alchimie et porte la métamorphose.

À propos de l’âme des vieux théâtres, Charles Dullin écrivait : « Ce n’est pas la machine à faire descendre les dieux sur la scène, ce sont les dieux qu’il nous faut. »

Le studio a besoin de ses dieux lares, de ses pénates.

Entrez dans un studio habité par ces dieux.

C’est un lieu de vie. »

Dominique Dupuy – Éloge du studio,
Lettre d’information de l’IPMC, avril 1994

 

«  Cet effacement de soi devant une œuvre, cet ajustement modeste et patient, ce travail inlassable et soumis, est le secret de ceux qui veulent servir le théâtre : c’est la seule attitude possible.

La pièce de théâtre est inépuisable. Un chef-d’œuvre est sans fin.

C’est par un affaiblissement de conscience, une perte de personnalité qui, petit à petit, augmente jusqu’à un certain état de néant, qu’une œuvre pénètre, envahit ceux qui la servent.

Il faut soustraire sa vie pour délivrer celle de l’œuvre. Il faut savoir rester dans le dissolu et l’incohérent pour la faire naître. À aucun moment, il n’y a de contentement de soi. Jusqu’au soir où le rideau se lève, il n’y a ni assurance, ni sécurité.

Tout est instable, fragile, fugace, jusqu’à ce que le mécanisme entier soit monté, qu’il se mette en marche, engageant une effrayante responsabilité, où l’on se sent engouffré soi-même.

À ce moment ultime, définitif, emporté par la pièce qui se répète et vit sa vie artificielle pour la dernière fois, le metteur en scène peut s’atteindre et se retrouver. À ce moment seulement, il se sent au delà de lui-même.

Et tout, ensuite, n’est plus que coïncidences, source d’explications et de commentaires.

Une mise en scène s’obtient par une longue recherche faite de sollicitations et de refus, à soi-même et aux autres. Chaque œuvre impose, dans cette recherche, une attitude particulière.

« Nous voyons les œuvres de théâtre en les chargeant d’un sens que nous leur empruntons. » Ce qu’elles ont parfois d’inachevé ou d’obscur contient autant d’infini et de possible que leurs immédiates perfections.

Le théâtre est le domaine des apparences.

La pièce de théâtre est une succession d’états futurs : symptômes avant-coureurs ou signes prémonitoires de vie dramatique.

L’habituelle tendance à laquelle nous cédons toujours est de prendre ces signes ou ces symptômes pour des occasions ou des suggestions, d’y voir des intentions ou des causes réelles. La logique dramatique est une logique de création, elle est interne à l’œuvre.

La mise en scène ne peut être qu’un affranchissement, une libération de l’œuvre dramatique.

 

*

 

Pour le critique, comme pour le metteur en scène, une pièce de théâtre est une métaphore, mais là où le critique pense, le comédien ne fait que sentir.

L’intelligence sans doute peut être sensible mais la sensibilité n’est-elle pas aussi intelligente ?

Si bien que la mise en scène est pour moi comme une prière. Tout y est relatif à la ferveur, elle est plus ou moins efficace. Après de longues années de labeur et de pratique, une pièce, et en particulier une pièce classique, est devenue pour moi une nuit éblouissante.

Il suffit d’attendre que la pièce s’éclaire d’elle-même sans le secours d’autres lumières que ses répliques et ses propos. »

Louis Jouvet – Témoignages sur le théâtre

 

«  Que peut-on dire à un jeune comédien qui s’essaie à un de ces grands rôles ? Oubliez Shakespeare. Oubliez qu’il y a jamais eu un homme de ce nom. Oubliez que ces pièces ont un auteur. Pensez seulement que votre responsabilité en tant que comédien est de donner la vie à des êtres humains. »

Peter Brook – Avec Shakespeare

 

«  Brook signale aussi que les pièces de Shakespeare possèdent leur propre énergie qui apparaît quand on les joue. L’énergie d’un texte de théâtre provient de la combinaison du sens et du son. Et, naturellement, plus l’écrivain est grand, plus ses pièces possèdent de la force, de l’ampleur et de l’énergie. Certains décident de représenter le théâtre de Shakespeare d’une manière naturaliste. Ils étudient le texte, prennent certaines décisions concernant l’interprétation du personnage, clarifient leurs sentiments dans les moments complexes et finissent sur scène par colorer le texte avec les émotions qu’ils y ont mises. Ils décident qu’Hamlet se sent triste quand il dit : « Être ou ne pas être », alors ils disent la tirade avec tristesse. En procédant de cette manière, au lieu de pénétrer dans le monde de Shakespeare, c’est Shakespeare que l’on ramène à notre réalité quotidienne, au prix d’une perte considérable. Il est intéressant de tenter une autre méthode : au début, ne prendre aucune décision concernant le texte, se contenter de dire les mots tout haut. À force d’écouter la sonorité du texte, d’observer comment les mots agissent sur la forme que prennent la langue et les lèvres, l’on s’aperçoit que certains sentiments ont été évoqués. C’est par l’intermédiaire de ces sensations physiques que l’on commence à pénétrer dans l’univers shakespearien, et qu’il est possible de découvrir aux personnages des traits neufs, des aspects plus secrets. Il n’est pas suffisant, bien entendu, de dire les mots à haute voix. Il faut se faire réceptif aux sensations que ces mots évoquent à l’intérieur de soi, savoir les écouter et les reconnaître. Toujours est-il que l’accès au texte par sa sonorité se révèle tout à fait précieux. »

Yoshi Oida – L’acteur flottant

 

(pour aller plus loin, consultez la rubrique bibliographie)

 

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